[25d]
Le panier est plein. On relit la petite annonce. On a égaré le texte entre deux humeurs qui suintent ou deux pages du dictionnaire. C’est égal. On écrit une nouvelle version.
« On cherche. »
C’est court. Cela ne sera pas très efficace. Assis, debout, couché. Ça craque. C’est une côte qui s’affaisse. On l’a échappé belle. Ça fait mal, un coup de côte dans les omoplates. Ferions-nous dos au sein ?
Il faut croire. [23f]
11.
Je pince les lèvres. De la salive perle à l’idée d’un bonbon. J’en prends un dans le panier. Je le choisis à la réglisse. Je retire le papier que je jette dans ma poche. Je mets le bonbon en bouche. Je suce. Je le coince entre deux molaires, côté gauche. J’appuie, sans le casser. La salive afflue. Je l’ingère. Elle dégouline vers l’estomac et y rencontre une douleur qui git derrière le plexus, une douleur de vide, un sorte de point creux.
J’ouvre la bouche. Le point grossit d’un coup et crée un appel d’air. Une lame aussitôt me fend, du dedans jusqu’au dehors. La salive forme des bouillons, chauds et âpres comme du sang. Elle déborde et passe le coin des lèvres. Ma langue rattrape le bonbon. Ouf ! c’était moins une qu’il ne vole au milieu de la pièce. Elle le planque ; je déglutis. Le point rengaine sa lame. Il attend la prochaine respiration pour tenter un nouvel estoc.
J’esquive. J’en avale le bonbon. Je rejoins la cuisine. Je fais un demi-tour sur moi-même en prenant soin de garder l’équilibre. La salive est en plein ébullition. Le point se dilate. Il me faut autre chose, vite, maintenant, que je puisse mettre dans la bouche, apaiser la douleur et faire bouclier à la lame.
Un yaourt ? Une orange ? C’est trop mou ; cela va glisser, noyer le vide un instant puis s’y perdre aussitôt. Je n’aurai pas mon compte. J’ai besoin de mâcher. Croquer. M’emplir. Me vautrer dans l’aliment. Du sucre. Du gras. De la saveur. Quelque chose qui me console. Le point dans l’estomac est si béant. Que faudrait-il, pour lui plaire ? Un biscuit ? Du chocolat ? Les deux ?
Ce n’est pas par hasard si l’industrie agroalimentaire a inventé les biscuits au chocolat. Ça croque d’abord, puis ça fond, en laissant quelques miettes. Le sucre appelle le sucre. Le fondant donne envie de croquer de nouveau mais le biscuit se dissout trop vite. Il ne sait pas faire front à la lame ; il l’aiguise sans lui opposer la moindre résistance. La douleur est plus forte encore. Je panique. Je fais un pas de côté. J’aperçois une pomme. Je veux la croquer, entendre la matière partir en morceaux, gros d’abord, de plus en plus fins ensuite, aussi fins que je prendrai le temps de mâcher.
J’attrape un couteau d’office. Je coupe en deux, puis encore en deux. J’épluche. J’enlève le cœur. Je porte le quartier à ma bouche. Les incisives s’y plantent d’un coup sec. Ma langue rattrape le suc qui s’en échappe, sucré, acide. J’ai les doigts qui collent. Je mastique. La salive s’en mêle. Le point sort de nouveau sa lame. J’envoie la pulpe en contre-feu. Gagné ! La douleur disparaît, pas longtemps. Je reprends une bouchée. Les incisives coupent, les molaires écrasent, la salive se mélange, le gosier sort la grande échelle, je m’accroche à la lance et balance la pulpe aussi loin et aussi fort que je peux. La lame se retranche. Troisième bouchée. Nouveau quartier. La pomme s’achève. Le point n’a pas bougé. La lame attend que je respire.
Le vide appelle autre chose. Je reviens à l’idée du chocolat mais sans biscuit. Je n’ai pas de biscuits au chocolat. Je le regrette. Je casse la tablette. Je croque un carré, une autre douleur se forme. Les cellules adipeuses dropent sous la peau de mon ventre telles des araignées qui tissent leur toile au milieu des chairs. Elles courent vite, tissent, et courent, courent si vite qu’entre ma gorge et le deuxième bourrelet, l’estomac n’a pas le loisir d’en profiter. Elles s’installent. Elles grouillent. La peau se tend. Le ventre se tord. Et le point qui marque l’endroit du vide demeure exempt. [22f] [21f] Le creux devient gouffre. J’attaque un second carré. C’est de pire en pire. Il faut que j’arrête. Un café. Peut-être qu’un café peut me sauver ?
Un café. Un thé. Une boisson quelconque. Un troisième carré de chocolat. La nausée s’en mêle. J’en avale un quatrième. Je dois reprendre le contrôle. Je sors de la cuisine. Le creux est toujours là, le vide, le point, la lame. Je perds l’espoir. J’attrape un journal périmé posé sur la table basse. Je m’assois dans le fauteuil. Je me concentre sur les nouvelles. J’oublie, à cette nuance que… non. J’ai dit « J’oublie », alors je fais. Le point me nargue. Une crampe me saisit le mollet. J’apprécie la diversion. Je grimace. Mes amygdales prennent la relève. J’ai la gorge serrée. Je contrôle.
« La querelle de voisinage a tourné au drame hier soir dans la cité Berthelot de Nanterre (Hauts-de-Seine). Un résidant de ce quartier difficile a poignardé ses voisins, deux hommes de 17 et 39 ans. Le plus âgé est mort quasiment sur le coup, l’adolescent est décédé une demie-heure plus tard, poignardé lui aussi à de multiples reprises. Hier soir, rien n’expliquait encore ce qui a déclenché la folie meurtrière… » [*]
Je contrôle. [25f]