[228d]
76.
C’est décidé, on y va.
— Déjà ?
Judas ! Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de Toi ?
Tu l’as dit Toi-même, que l’heure était venue, que tout était fini, que c’était maintenant, ou jamais.
Sortir.
Tu as raison. On n’a plus rien à faire ici. La liste est repue, le nichon a fait toutes ses révolutions et la chair souhaite enfin achever son processus de délitement.
— Il te reste les os.
Peu nous chaut, les os. Au besoin, on les emporte. Ils feront un parfait jeu de mikado. Ou un combustible si dehors il faisait froid.
Allez ! On se prépare. [226f]
On enfile le dictionnaire par-dessus le tire-bouchon. On fait un fagot de la Bible, de Dieu, de Jacques Lacan, de la couette, de la chaussette, du poisson qui pue et des chocolats. On les lie avec la corde à linge auquel s’accroche le couteau suisse et la pince. La tarte aux fraises s’y agglutine. L’oreiller et la poupée les rejoignent. Le pétard sous la boîte de champignons demande qu’on lui fasse une petite place. La lettre d’amour se colle au beurre de la tartine et profite du transport pour se glisser incognito dans l’équipage. L’échelle les suit. L’espace est exigu. La vachette, la paire de merguez en guise de cocarde, fonce dans le tas et s’y fiche, cornes en avant.
« Et l’histoire ? » s’écrie la poupée à l’instant précis où on allait tourner la tête pour décider de la direction à prendre. [224f]
L’histoire.
Bonne question.
On y vient. On y va.
On y retourne.
Quelle histoire ?
On se fige. On repose la liste sur le capiton. On s’assoit. On a envie de pleurer. On sort un tombereau de mouchoirs. On est affligée. Confuse aussi. Dépourvue. Démunie. L’histoire, on ne l’a pas. Et cette fois, le désespoir est le plus fort. Les sanglots fusent. Une marre se forme. On a le cœur gros alors qu’on le croyait desséché. Et d’où viennent toutes ces larmes ?
— Le dérèglement climatique !
Judas ! Tu nous fais rire. On préfère. C’est fini.
Sortir.
On le doit.
On ravale nos sanglots. Le tire-bouchon nous encourage. Il dit que tout le monde a une histoire qui traîne, une histoire de boisson, une histoire qui dégénère. C’est si loin… et on n’est plus dans l’illusion. C’est une belle histoire qu’il nous faut, une histoire de joie, une histoire de foi.
— Une histoire d’amour ?
Judas ! On ne rit plus. On n’a plus le temps, ni de construire l’histoire, ni d’y croire.
Aimer.
Et se laisser embarquer.
Ce n’est pas si simple, Judas. Tu le sais à présent, l’amour, c’est compliqué, surtout quand c’est être aimée que l’on voudrait.
— Cela fonctionne dans les deux sens.
Tu crois ça, Judas ? Mais souviens-toi…
— Il ne vaudrait peut-être mieux pas.
On s’approche de la clochette. On pose la tête sur sa robe en cuivre. La poupée rapplique et fait sa jalouse. La vachette la ramène dans le giron. On attend. On sait que l’histoire va venir. On est prête.
Sortir.
On regonfle les poumons. On bande les biceps. La chair semble retrouver une certaine plasticité. Les humeurs se sont dissipées, surtout les mauvaises. Le poisson qui pue assure l’odeur. On ouvre le dictionnaire. On tourne les pages. Une. Deux. Dix. Cent. On écarquille les yeux tellement c’est incroyable. En dépit de toutes les averse, les mots sont là !
Ils sont tous là !
Les mots sont revenus !
— C’est Pâques !
Oui Judas, ils y sont ! « Poulette », « cocotte » et « chocolats » !
Croquer.
Penser.
L’histoire nous attend.
Vraiment ?
On y croit.
Vraiment ?
La la la.
77.
On avait promis. On raconte.
L’homme est debout sur le bord du canal. La nuit est claire. Il attend l’instant où la Lune posera son reflet dans l’eau noire. Il la guette, mes mains crispées sur le manche alourdi de la canne. Il est prêt. Ce soir, il la pêchera.
Ce soir.
La liste retient son souffle.
Ce soir, elle viendra. Elle se calera dans le fond percé du panier. On tirera sur la ligne. Et la Lune poursuivra son chemin tout autour de la Terre. On lui courra après, joyeuse ! On la regardera disparaître à chaque obstacle.
Et revenir.
Courir.
« À pied
« À cheval
« Et en bateau à voiles. »
Elle viendra.
Aimer.
Ce n’est pas si compliqué. [228f]