[161d]
21.
On a oublié de manger la tartine.
Ce doit être pour cela que l’on avait faim, à cause de cet oubli. [73f] Rien d’autre. Absolument rien d’autre. On ne s’alimente plus depuis que l’on est ici, coincée au milieu de cet agrégat de chair voué à la dissolution. Est-ce le signe d’un état particulier ? Cela ne peut pas : rien ne nous a jamais empêchée de manger, ni le bonheur, ni le chagrin, ni l’envie de rien, ni autre chose. On doit en convenir : ici, on n’a tout simplement plus le loisir de se nourrir, de croquer, ni mâcher, sucer, avaler, et la raison n’est pas que l’estomac a implosé en déversant ses humeurs fétides partout la chair. [159f]
Souiller.
Résoudre.
On est dans une drôle de posture. On y est, sans y être, une araignée quelque part dans le capiton et des gouttes de pluie sur le zinc. On y est, peut-être, ou pas, et l’on tente de recoller les morceaux de l’histoire d’un corps qui part en charpies avec l’impératif d’en sortir tout en ignorant quand et comment. Pourquoi.
Fuir.
Il n’en est pas question. On doit faire face.
Sortir.
Quand tout sera réglé.
Quand le pardon sera acquis.
Le pardon ? La Bible nous fait un signe. On l’ignore même si on a dans l’idée que l’on doit produire un travail de mémoire qui apaise, une sorte de chemin vers soi pour être libre, enfin. Libre de ce que l’on était coupable même si on ne l’était pas. Libre de ce que l’on a porté et dont on n’a jamais su se défaire. Libre de soi, guérie des blessures et des outrages.
S’affranchir.
Cautériser.
Peut-on encore panser les plaies ? Il n’est pas dit qu’il le faille.
Combler.
On n’a ni sparadrap, ni compresse, pas même un peu d’alcool pour brûler les tourments qui ravivent l’ulcération. On est démunie. On est seule face à ce qui ronge.
Sortir.
Comprendre.
N’est-il pas trop tard pour se souvenir ?
Un pasteur a dit, lors d’une cérémonie commémorative, qu’il n’était plus lieu de se lamenter de ce que l’on avait fait ou pas fait quand l’autre était vivant alors que maintenant il est mort. Il invitait alors l’assemblée à s’emparer du souvenir du défunt et à le porter à la mémoire, pour la faire vivre et s’en repentir. Bats les pattes ! Que l’on nous laisse libre de notre chapitre ! Notre empreinte nous appartient. Les plaies sont béantes et les coups vont voler.
Pardonner.
Le corps se délite. Et l’on assiste à ce spectacle peu ragoutant, impuissante, prête à tout pour en sortir parce que notre place n’y est plus, quoi que l’on ait fait, quoi que l’on ait dit, quoi que l’on ait subi sans avoir la force de se défendre.
Sortir.
Comme pour une résurrection ?
Et puis quoi encore, on n’est pas la fille de Dieu ! Dieu ne peut pas avoir de fille car il la voudrait aussi courageuse que le Petit Jésus fût tout-puissant. Les filles courbent l’échine face à la violence. Elles n’ont pas d’autre argument que leurs gros nichons qui alimentent de leur lait les fils, futurs guerriers, futurs pasteurs, pas des pasteurs du genre de celui dont on se souvient, mais du genre des autres, de ceux qui mènent le monde comme un berger ses moutons.
Le chien aboie. On va tous dans la même direction.
Par là.
Ou par ici.
On préfère, en général, aller là où l’on n’y est pas.
Penser.
Sortir.
C’est aussi une méthode. On y songe.
— Boum !
Qu’est-ce encore cette déflagration ?
— Le nichon.
Ça peut exploser, un nichon ?
On pourrait aussi déduire des paroles du pasteur qu’il est urgent de faire ce que l’on à faire, aimer ceux que l’on à aimer, se séparer de ceux qui nous méprisent. Il était gentil, le pasteur, mais on fait ce que l’on peut, chacun, quand on est du côté de la vie où Dieu est engraissé par nos prières pour nous bercer de ses illusions. On peut toujours y croire ; cela ne mange pas de pain.
Justement, cette tartine… On a faim.
— Boum !
Encore ?
C’était bien le nichon : on vient de voir voler le second.
On n’a pourtant pas pu s’empêcher de sursauter. Ça fait peur, un nichon qui explose et envoie son tétin au Ciel afin de le placer en orbite de la Terre pour confier l’humanité à la surveillance d’un mamelon géostationnaire. Pourvu que saint Pierre se le prenne dans l’œil histoire que l’on rigole un peu ! Voyeur ! Goujat ! C’est mauvais pour la concentration le lait maternel qui se transforme en charge explosive.
Mais de quoi parle-t-on ? On a perdu le fil. Et mangé la tartine. [36f]
Et la réponse, on l’a lue ? C’est que…
On a oublié de dire que l’on avait reçu quelque chose. On n’a pas ouvert l’enveloppe. On était émue. On l’a reçue. On lira et on pourra sortir. Enfin. Il était temps. On commençait à se sentir pourrir à l’instar de la chair alentour.
Ouvrir.
L’enveloppe et trouver la réponse.
Lire.
Où a-t-on mis nos lunettes ?
— Boum !
C’était l’œil cette fois. Ou le cerveau, on ne sait plus. On ne sait pas. On oublie le corps qui part en vrille. On ne pense plus qu’à cette réponse qui est venue. On voudrait la lire. On sait pourtant qu’elle est vaine. Doit-on déchirer le poulet ? Non. Il faut le laisser se défaire de lui-même ; chacun son tour d’y perdre des plumes. Et puis, il n’est pas question de mettre les mots qu’il contient dans le dictionnaire. Ils seraient foutus de trancher dans le mauvais sens.
On doit oublier la réponse.
On cherche une issue. On fouille l’endroit. On voudrait retrouver la tartine. On y avait mis du beurre. Ça glisse. Ce n’est pas comme la réponse qui, elle, était râpeuse.
Quelle réponse ?
Ou oublie.
On n’a rien reçu, rien d’autre que des tartes aux fraises et des poissons qui pue. Des Bibles. Il est encore trop tôt pour lire. Le tire-bouchon persiste à s’accrocher au couteau suisse. On passe à autre chose.
On doit encore attendre.
Sortir.
On n’y est pas. On a du chemin à faire. On se gratte un peu les pieds. On grignote une miette tombée sur le pantalon. Le pasteur disait… On vérifie que l’on a bien fait ses lacets. La route est longue, surtout quand elle s’allonge à chaque pas.
Que disait le pasteur, déjà ?
On se souvient qu’il était question de pardon. [15d] Et puis ? On ne sait déjà plus. C’est dommage. Peut-être pas. Il est urgent de n’être sûre de rien.
Sortir.
Attendre.
La suite va venir.
22.
[39d] [78d] [77d] [76d] [41d] [40d] [38d] [74f] Je me serre. Je m’étrique. Je me pressure. Je me recroqueville dans le mitan, la bouillotte entre les cuisses. Les vents sourdent dans les profondeurs du nymphée. [160f] Je me contracte. Je me regroupe. Je suis en quête d’une pensée vagabonde. Mes chairs, seules, ne peuvent rien à leur épanouissement. Il leur faut un rêve, une image, une muse. Mes épaules se voûtent. Mes mains se crispent. Mon front se plisse sans que mon cerveau n’y trouve d’inspiration.
Une douleur émerge, pile entre les deux yeux. Je suis vide. Je sens pourtant la chaleur irradier les pores de la peau, remonter le long des nerfs et titiller le capuchon. Je m’y attache. Je m’y concentre. Rien ne vient. Rien ne va plus. Mon ventre soulage la pression. Le clitoris reste sourd à la touffeur de la pulpe. Mon sexe dort aussi sûrement que mon cerveau s’englue dans une pensée raisonnable, dénuée de toute agitation. La température entre mes cuisses monte de quelques degrés encore. Ma chair n’y gagne rien. Mon cœur bât sa coulpe. Ma peau s’amollit. Seuls mes muscles bandent encore, prêts à saillir au moindre mouvement.
Mes paupières se ferment sans que je le leur demande. Un vague souvenir chatouille un instant un neurone en perte de champ électrique. La synapse d’à côté lui colle une baffe. Le cerveau se décharge. La douleur quitte le front. La chaleur s’évapore. Je ne sens plus rien d’autre que mon corps qui part à vau-l’eau. Mes muscles lâchent prise. Mon souffle ralentit encore. Mes lèves esquissent un sourire. De quoi s’agit-il ? De rien. Une fausse alerte de nouveau. Tout m’échappe à présent. Je dors. [161f]