[129d]
On va pêcher la lettre d’amour dans la cachette et on la déchire, sans regrets, sans remords. On n’a jamais compris la différence entre les deux et on n’a pas le courage d’éplucher le dictionnaire. On regarde les morceaux de lettre s’envoler. Ils retombent les uns sur les autres, comme si les histoires voulaient s’agglutiner et ne faire plus qu’une. Quelles histoires ? On s’y perd autant que l’on a pu s’y égarer.
Aimer.
C’est trop compliqué. Et c’est si simple en même temps. [121f] Allez ! on le tente. Il le faut. On est seule. Il n’est plus besoin de personne pour nous donner le change. [127d]
Aimer.
Pour la beauté du geste.
Aimer pour de rien.
Aimer pour de vrai.
On ne risque plus de souffrir. On ne risque plus de blesser. Qu’est-ce que c’est chouette ! Là où l’on est, là où l’on va, on croisera au pire quelque fantôme ou quelque divinité. [124f] Sous chaque voile se cache un joli visage. On tire la bobinette, et le désir choit.
— La la la.
Et le désir choit. [126f]
50.
On soulève une paupière. On est lasse. On reluque les chocolats. On salive. Cela nous rappelle une histoire. La liste se précipite. Elle veut la connaître. On hésite encore. Elle est si peu figée, si subjective. On devrait peut-être la garder pour nous. Cela présente le risque de ne laisser dans la boîte qu’un restant d’os et de chair. Et l’histoire, peut-être.
Sortir.
Transmettre.
Cela vaut la peine d’essayer. La liste jubile.
On raconte.
C’était une fille, pas encore une amie. Elle le deviendra. Elle était assise dans le fauteuil rouge. Il y avait un ballotin de chocolats posé sur la table basse. Il n’en restait que quelques-uns.
— On partage ?
J’ai dit oui. Elle a mis le nez dans le ballotin. Je n’avais pas envie d’en manger dans l’instant. Je l’ai laissé faire. Plus tard, j’ai repris la boîte. Elle avait croqué dans chacun des chocolats, laissant de côté une moitié estampillée de ses incisives. La démarche m’a surprise, choquée même. C’était un peu dégoûtant et pas très civil.
— Tu voulais que l’on partage ; je ne pouvais pas faire plus égal.
Qui a dit que le partage menait à l’égalité ? Cela pouvait se discuter mais cette amie en devenir était ainsi. Et j’aimais ça. Je n’ai pas répliqué. J’ai mangé mes moitiés de chocolats et je l’ai embrassée. Ça aussi, j’aimais.
Étreindre.
Caresser.
Voilà.
« C’est tout ? » s’exclame la tarte aux fraises.
Oui, l’histoire s’arrête là. Cette histoire-là.
La liste est déçue. On en est désolée. Chacun reprend sa place. On les regarde s’installer et on reste là où l’on était, à une encablure du plexus. On est mélancolique. On l’aimait, cette fille-là. Et quelques autres, aussi. Pas toutes. Pas celles qui nous ont blessées. Pas celles, brutales et insistantes, qui ont voulu faire de nous le jouet de leur solitude et de leur mal-être. Surtout pas celles-là. Elles n’avaient pas le droit. On aurait dû les détester d’emblée, comme on détestait les vampires et les infirmières qui nous pompaient le sang, parce qu’elles étaient comme eux, voraces, avides de notre joie.
Abhorrer.
C’était contraire à notre idée d’aimer.
Haïr.
Honnir.
On n’aurait pas dû s’en empêcher. On n’aurait pas dû se croire responsable. On ne l’était pas. On a été maladroite. On a été impuissante. On ne savait pas faire face à la violence. On ne savait pas esquiver les coups que l’on n’attendait pas. On ne savait que répliquer et se mettre en colère.
Crier.
On ne comprenait pas pourquoi la molestation s’en était mêlée.
On avait peur de la blessure. On avait peur que l’on ne nous agresse. On se recroquevillait. On rapetissait. On perdait la joie. On contestait la foi. On montait le son de la musique. On mettait un oreiller sur notre tête. On suffoquait. Mais toujours on entendait comme une sorte de rengaine, un refrain qui n’en finissait pas.
— La la la.
Non, un autre.
— Tralalère.
Oui, celui-là. Celui qui dénigre. Celui qui harcèle.
Fuir.
Que faire d’autre ? On n’avait pas envie de nous battre et il fallait coûte que coûte garder par-devers nous le sang qui coule, fluide, rouge, dedans, dedans nos veines, dedans le cœur jusqu’à l’âme. Sauver sa peau. On préférait l’avoir douce plutôt que dure. On l’enduisait chaque matin de crème odorante. On aimait sentir bon. On aimait celles qui exaltaient notre joie.
On aimait.
On aime. Autrement, cette fois.
Sortir.
On saura.
51.
Ma gorge se noue, comme pour retenir un hoquet qui ne viendra pas. Mes joues se creusent. Mes dents se serrent. Mes poumons se figent. Je me tends. Ma langue se colle à mon palais. Quelque chose m’opprime au niveau du larynx à moins que ce soit quelque chose qui l’obstrue. Une boule. Une lame. Je l’ignore. Je pourrais vomir, éjecter la matière létale. Je refuse. Je n’aime pas le goût de la bile. Je déglutis. Mon larynx se serre un peu plus. Mon estomac vrille. J’attrape une bouteille d’eau à bulles. Il faut que j’éructe au risque de dégurgiter. Une gorgée ne suffit pas. J’en avale trois. Je fais une pause. Deux autres. L’air remonte. Je m’approche du lavabo, au cas où. La précaution est inutile. Le renvoi n’emporte rien avec lui. C’est bien.
Je le regrette pourtant. Mon estomac souffre. Il enfle. Le mal y sommeille encore, l’obstrue, l’emplit. Est-ce moi qui le retient ? Non. Ce ne peut pas. Je le sens comme une touffe dont les poils s’accrochent à la paroi. Je le sens comme un monstre qui remonte ras la gorge. Je veux qu’il se dissolve, pas le sentir passer dans ma bouche. Je le noie d’une nouvelle lampée. Les bulles flottent à la surface. Ne pourraient-elle pas se glisser en dessous et chacune prendre leur part. Mon Larynx est noué à présent. Plus rien ne passe ; Ni dans un sens, ni dans l’autre ; Je dois faire quelque chose. J’ouvre grand la bouche. Je fais descendre une goulée d’air jusqu’au ventre. La boule de poile suit. Quel bonheur. Je pète ! [129f]