[102d]
37.
Sourire.
Et vider le contenu de l’écope dans la mer.
Le bateau prend l’eau. Elle est croupie. On en a bu. On commande un citron pressé afin d’échapper au scorbut. On ne craint plus de mourir. On ne veut simplement pas d’une chair qui virerait au noir. On la préfère rouge, aussi rouge que la muleta qui attire la vachette et dissimule l’épée.
Fendre.
Ceindre.
On secoue l’étoffe. La bête fonce, cornes baissées. On s’écarte. On trébuche. On tombe à plat ventre, le nez dans la poussière. La Samaritaine accourt. Elle chasse la vachette d’un revers d’injonction divine. Elle approche sa cruche et l’on savoure à même le bec la pureté de son eau.
Qu’est-ce que c’est bon de boire la jouvence à la source ! Qu’est-ce qu’elle est douce la main de la Samaritaine qui nous caresse la joue ! Qu’est-ce qu’ils seront bons, ses baisers ! On imagine. On y croit. On y est. La Samaritaine efface du coin de son corsage la goutte de sang qui a perlé. Elle essuie la poussière. Elle ne dit rien. Sa présence suffit. On boit encore. On s’allonge. On pose la tête sur son ventre. On attend. On est bien.
Sortir.
Pas maintenant.
On est bien, vraiment.
38.
Quelqu’un parle. J’écoute. Les mots défilent. Je veux me mettre en position d’entendre. Je croise les bras. J’ouvre les épaules. Je tends mes muscles. Je me grandis. Mon sourire suit. Je cale ma respiration sur un rythme lent. Je réduis la lumière qui entre dans mes pupilles. Je ne veux rien accueillir d’autre que le sens produit. Je chasse la musique des phrases, la mélodie des voix. Le récit raisonne dans mon cerveau. Il court de neurones en synapses et cherche l’axone où sommeille l’émotion qui lui ferait échos. Je m’y concentre. J’y suis toute. J’y suis pleine. Mon corps porte ce qui se dit. Il n’y prend aucun poids. Au contraire ! Accueillir la parole frappe la souffrance au cœur [100f] et la disperse. L’esprit se libère. Mes yeux se plissent encore et ma chair s’assouplit.
39.
Tes paroles forment un flot qui me submerge sans que je ne puisse contrôler l’émotion qu’il transporte. Je ferme les bras contre mon ventre, les doigts raidis sur le tissu de mon pull. Je rentre la tête dans le cou et le cou sous la poitrine. Je me tasse ; j’encaisse, une boule au creux de l’estomac, un étau qui ralentit le débit d’air dans mes poumons. Je ne veux pas que la bordée m’emporte loin de toi. Je dois faire front et rester, là, me souder. Je t’observe, l’œil en coin, prête à cueillir un signe qui briserait la lame. Un instant, tes lèvres amorcent un sourire, peut-être sous l’effet de mon regard. J’y crois. La pression diminue. Mon dos se décolle du fond du siège. Ma tête pointe l’arrondi de ses oreilles. Je lance une boutade. Tu l’attrapes au vol et respires enfin. Mon ventre s’emplit d’air. Tes joues reprennent un peu de couleur. Le flot prend des allures de kermesse. Il cherche encore le chemin de l’apaisement. Je lui offre mon stylo. Ton sourire s’élargit. Ton souffle monte en puissance et libère l’étau qui comprimait mes poumons. La boule s’envole. Nos yeux semblent la suivre un instant autant que ma plume court et exsude ta pensée. Les phrases rigolent de ta glotte à ma main. Elle note, presque frénétique, tes idées à la volée. La gravité faiblit. Nous sortons de sous la cascade, trempées, et l’encre scelle notre unité.
40.
Aimer.
On y vient.
On doit retrouver la joie d’abord. Où peut-elle bien être ? On jette un œil alentours. Rien. On regarde mieux. Toujours rien. On consulte la liste. La couette suggère que la joie fricote avec la lettre d’amour, bien planquée derrière un amas de chair gluante d’humeurs et de matière fécale. Salopes ! La tarte aux fraises part en vrille. On la remet à plat. On en a besoin pour retrouver la joie, ce qui nous expose à retrouver la lettre d’amour. On préfère l’amour à la lettre. On hésite. Allez ! On ne peut toujours attendre qu’il se passe quelque chose, ce d’autant moins que, là où l’on est, même le Ciel aurait du mal à nous tomber sur la tête.
Oser.
On s’y risque.
Creuser.
C’est ce qu’il y a de mieux à faire. On sort une paire de gants. On ne voudrait pas se salir les mains dans la fange, cette fois. On fouille. La vachette, toujours aimable, nous prête une corne. Ça creuse plus profond que la corde la ligne. Ça laisse des traces aussi. [101f] La chair est blessée. On en est plus que désolée. On s’excuse. Elle en surprise tant le sillon l’on a creusé n’est rien à l’aune de son était de putréfaction. Dans ce cas…
On creuse un peu plus.
Sortir.
Et tourner la manivelle jusqu’à ce que l’amour sorte de la lettre et se pose contre le sein de la Samaritaine.
Rêver.
La joie n’est pas loin.
On y arrivera. On cherche un kimono. On noue la ceinture comme sensei nous a appris. Il est là, devant. Sa main se pose au moindre déséquilibre. Sa voix nous guide. [98f] On écarquille les yeux. Une drôle de lumière éclaire le sable de l’arène. On entend quelque chose. Une voix peut-être. On l’ouvre. Ce sont des chocolats ! On nous a offert des chocolats ! On croque. Un filet de joie coule sur nos papilles.
Des chocolats ! C’est si précieux.
On les ajoute aussitôt à la liste. [102f]